dimanche 6 mars 2011

Sidi Bouzid contre Sidi Bou Saïd

Naoufel Brahimi El Mili, docteur en science politiques, propose une contribution sur la situation économique tunisienne qui sera déterminante dans la réussite de la transition actuelle: "Sidi Bouzid contre Sidi Bou Said". La première de ces communes est celle où la Révolution tunisienne a débuté, la seconde est le village le plus chic de Tunisie. 




Pour Ben Ali c’est la chute finale, pour les Tunisiens c’est la lutte des classes. Le combat n’oppose pas les « Ben Alistes » contre les démocrates puisque le champ politique était verrouillé donc homogène d’une part et d’autre part depuis que l’époux de Leyla Trabelsi a quitté le pays, tout le monde fustige l’ancien régime même ses plus fidèles serviteurs. Sans parler de la soudaine apparition de « victimes » trop consentantes curieusement défendues par des amitiés parisiennes habituées au soleil tunisien. Sous la dictature qui a duré 23 ans les voix discordantes étaient suffisamment et violement opprimées pour être relativement rares. N’empêche, une caste voire une mineure partie de la société tunisienne ne vivait pas trop mal sous le régime de Ben Ali. Ce dernier comptait même presque 300.000 amis sur ses deux pages de Facebook. 
Le système prédateur instauré par le clan Trabelsi a mis en place un clivage au sein de la société séparant les nantis des anéantis. De là à « s’anéantir » par le feu, le pas est vite franchit par un jeune diplômé acculé à vendre des légumes sans les nécessaires autorisations, source de petites corruptions policières, à Sidi Bouzid. Petite ville du centre tunisien peuplée de moins de 40.000 habitants éloignée de plus de 240km de Sidi Bousaid qui regroupe la majorité des amis « Facebook » de Ben Ali. Seulement sur Facebook, les ennemis de Ben Ali et des Trabelsi sont de loin les plus nombreux. La haine de ce clan de prédateurs conjuguée à l’immolation de Bouazizi crée une union sacrée entre les cyber-militants et les déshérités de la Tunisie profonde. Malgré la violence de l’oppression, le mot d’ordre « Ben Ali dégage » fait tâche d’huile. La désobeissance de l’armée fait le reste : en effet il dégage.
Les 24 heures qui ont suivit le départ précipité du couple Ben Ali ont fait de Mohamed Ghannouchi alors Premier ministre, Président provisoire de la Tunisie, avant de se contenter de son statut initiale. Il entame alors une série de maladresses. D’abord en reconduisant l’essentiel du gouvernement de Ben Ali, certes pour très peu de temps, ensuite en avouant avoir parlé au téléphone avec le dictateur déchu pendant trois quart d’heure, et ce dans un contexte fort peu apaisé. Alors que pour les Tunisiens la chute du système Ben Ali devait être une réelle rupture : avec le RCD, les ministres quasi-inamovibles, les policiers tortionnaires… Mohamed Ghannouchi semblait croire que sa réputation d’homme intègre était suffisante pour faire oublier qu’il était aux côtés de Ben Ali occupant différents portefeuilles ministérielles depuis plus de 22 ans. Il se lance alors dans une démarche dite d’union nationale : oui à la démocratie mais non au chaos.
Vues de Sidi Bouzid, ces subtilités politiques ne calment pas la colère. D’autant plus que la télévision tunisienne diffuse en boucle les images de liasses de gros billets en différentes devises, de bijoux et de palais parfois incendiés, attisant ainsi la fureur des Tunisiens. Ben Ali est parti mais ces « aristocrates on les pendra » se disent les provinces tunisiennes. Mélangeant hommes politiques et corrompus, la première cible des manifestants, est le parti du pouvoir le RCD qui avait tout de même plus de 2 millions d’adhérents, consentants et forcés confondus. Les inévitables règlements de comptes dans une situation postrévolutionnaire, pas encore à l’abri de la contre-révolution, rendent très incertaine une transition véritablement démocratique. L’union sacrée n’a plus lieu d’être, commence alors une lutte des classes qui trouve racine dans une inégale redistribution de la croissance et donc des richesses. Même Ben Ali en préparant son avant dernier discours a reconnu la nécessité de créer 300.000 emplois. Objectif surréaliste car l’économie du pays ne dispose pas de l’épaisseur capable d’absorber de tels emplois. Le tourisme qui occupe directement ou indirectement plus de quart des ressources humaines est le premier touché. Le cru 2011 n’aura pas ses 5 millions de touristes. A cela s’ajoute le retour de Libye, et ce dans des conditions dramatiques des 200.000 travailleurs tunisiens. Non seulement l’économie du pays est privée des remises en devises de ces tunisiens mais il faut désormais stabiliser leur situation pour ne pas aggraver l’explosion sociale. Telle est la mission du nouveau Premier ministre dont le principal atout serait l’image du (grand) père de la nation. Le calendrier électorale ne comporte pour l’instant qu’une seule date celle du suffrage pour les membres de l’assemblée constituante le 24 juillet prochain. Et c’est seulement après que cette future chambre accouche d’une constitution que peuvent s’esquisser alors les prochaines échéances électorales et se déclarent les potentiels candidats. A ce jour personne ne peut mesurer le rapport des forces entre les différents politiques car on ne passe pas rapidement de la culture de l’interrogatoire à celle des sondages. Les perspectives politiques du pays se caractérisent par l’imprécision et l’incertitude. Alors que la gestion des affaires courantes du pays manque de nombreux moyens.
La tragédie humanitaires à la frontière tuniso-libyenne et les évacuations à partir de l’aéroport de Djerba ne vont pas inciter les touristes à planifier leurs prochaines vacances d’autant plus qu’en Tunisie, ce secteur se caractérise par un faible coefficient de retour. La tenue d’élections en plein mois de juillet décourage définitivement les inconditionnels du soleil tunisien. Les tensions sociales basées notamment sur un réajustement des salaires réduisent à néant le principal avantage comparatif de la main d’œuvre locale. Ni l’Etat ni le secteur privé ne peuvent se permettre d’ignorer ces augmentations des salaires. Le flux massifs des réfugiés fuyant les massacres des Khmers verts kadhafistes, multiplie par 2 parfois plus, les prix des produits de première nécessité. 
La catastrophe humanitaire et ses conséquences remettent en question le « premier des droits de l’homme c'est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat ». Propos inoubliables du Président Chirac en visite à Tunis en 2003, entouré de ses ministres. Maintenant que c’est le « meilleur d’entre eux » qui est à la tête de la diplomatie française, le discours commence à s’adapter afin de structurer une efficace coopération entre les deux pays, malgré la nervosité d’un jeune ambassadeur, pourtant grand adepte de Facebook.