"Bienvenue". Même les douaniers, débonnaires, ont un mot hospitalier à la bouche. Quand je pense à Jean Pierre Tuquoi, mon co auteur de "Notre ami Ben Ali" refoulé il y a quelques années de Tunis sans avoir foulé le sol tunisien; Ou cette jeune collaboratrice de Bakchich, Léa, qui à peine arrivée en Tunisie a été priée de repartir illico, alors qu'elle n'avait jamais écrit un mot sur Ben Ali.
La même Léa en 2007 a rejoint un grand cabinet d'audit dont le séminaire de rentrée se tenait à Djerba.
Et bien les flics de Ben Ali lui ont interdit à nouveau l'entrée en Tunisie au seul motif qu'elle avait travaillé pour le site Bakchich. L'intervention de son père, un général bien placé, auprès de la DGSE, qui avait appelé Tunis, n'a servi à rien. Le régime de Ben Ali a maintenu son refus.
Ces mauvais souvenirs appartiennent au passé. Et après vingt ans d'absence, quel bonheur de revenir ici. Dès l'aéroport, des sourires de Tunisiens qui m'avaient vu à l'émission de Ruquier ou lu "la Régente de Carthage", dont des photocopies sont vendues au souk pour cinq dinards. Je croise Sihem Bensedrine, si chaleureuse et courageuse pendant toutes ces années, qui semble radieuse. Un groupe d'islamistes accueille unancien condamné à mort, en chantant un verset du Coran et en brandissant le drapeau tunisien. Quelle joie d'être accueilli par Mohamed Bouebdelli, le directeur du lycée Pasteur, le grand établissement francophone de Tunis qui depuis dix ans résiste au pouvoir. Son livre, "Le jour où j'ai découvert que la Tunisie n'était plus un pays de liberté", a étémis en ligne voici deux ans. Depuis, la régente de Carthage le persécutait lui et son épouse. Ils ont résisté, ils construisent l'avenir, eux aussi.
Quel bonheur aussi ce bouquet de roses offert par Khemais Toumi, exilé depuis quinze ans à Marseille et enfin de retour dans son pays. Charles Pasqua, dont le fils Pierre, condamné en France, avait trouvé refuge à Tunis, avait tout fait pour que Khemais soit extradé vers la Tunisie. A l'époque, le Préfet de police de Marseille, Roger Marion, connu pour sa brutalité et son attachement à Pasqua, avait été à la manoeuvre. Sans succès heureusement. La chambre d'instruction de Lyon devait décider finalement de ne pas extrader Khemais. Nous n'avions pas été nombreux à le soutenir, alors qu'il aidait financièrement une partie de l'opposition tunisenne. Le Canard Enchainé, un des seuls journaux à combattre Ben Ali, grace à la vigilance de Claude Angeli, lui avait consacré, sous la plume, un grand papier en page trois.
"On peut casser des rèves". Pendant les deux heures et demie en avion, j'ai la chance d'être placé à coté d'un jeune violoniste tunisien, Nadim Garfi, totalement passionnant. Il joue à l'orchestre de Troyes, contraint à l'exil pour délit d'appartenance à une famille qui avait dit non à Ben Ali. Son père,musicien lui ausi, Mohamed garfi, avait refusé en effet le prix que voulat lui remettre le ministère de la culture de l'ancien régime, comme on dit désormais à Tunis. "Je le souviens, j'étais tout jeune, j'avais décroché le téléphone; c'est la Présidence. Pour moi c'était le bon dieu en personne" Depuis, lui et ses deux frères, tous musiciens, ont été systématiquement blacklistés. Dès le lendemain du refus paternel, le concert qu'il devait donner à Brive avec son quatuor est annulé d'autorité par le ministère tunisien
Il faut dire qu'officie à la tète du département musique et danse du ministère, un ancien prof d'arabe devenu un affidé du régime, un certain Fahdi Zghonda, dont le rôle n'aura été que de surveiller les artistes. ."Vous rendez vous compte que l'on a découvert chez le gendre de Ben Ali, Materi, quatre vingt pièces volées dans les musées, dont une avait été coupée en deux et transformée en lavabo. C'est un crime contre l'humanité". Sans parler du festival de Carthage, longtemps animé par Frédéric Mitterrand et qu'il qualifie de "honte". "Nous sommes devenus, nous les musiciens tunisiens, des maudits. Au ministère, on m'a reproché même mes activités en france: tu ne sais jouer que dans les églises. Et ce n'était pas un barbu qui m'a lancé cet anathème, mais un fonctionnaire de Ben Ali"
Nadim reveint pour la première fois à Tunis depuis la Révolution. A qui faire confiance? Comment croire en ce Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, qui a travaillé avec Ben Ali si longtemps? Et l'administration? Et la télévision? Il n'empèche, ce retour le rend heureux. "Hier soir, pendant le dernier quart d'heure du concert, j'étais déja ailleurs. Mes doigts sur le violon glissaient -en pilotage automatique. Ma tète se trouvait à Tunis".
Après vingt ans d'absence, on découvre une ville de Tunis moderne, élégante, magnifique vitrine, qui baigne dans une douce lumière. La ville est active, industrieuse. "L'ancien régime" aimait faire valoir ses acquis et soignait les apparences". L'étranger de passage pouvait en effet, s'il n'était pas trop curieux et restait dans les enclaves toutistiques autour de Tunis, d'unpays développé et prospère. Le ttrompe l'oeil était parfait...Et les MAM, Frédéric Mitterrand, Delanoé et autres amis du régime, puisqu'ils ne connaissaient rien du pays réel et de la Tunisie de l'Intérieur, pouvaient revenir à Paris en vantant "le miracle économique tunisien", pour reprendre les termes de Jacques Chirac, cet autre grand pote de Ben Ali et néammoins présenté encore aujourd'hui, y compris par un Hollande à gauche, comme un grand humaniste. Disons que les Tunisiens ont une vue plus réaliste du personnage.
En fin d'après midi, je croise une journalsite de la télé, Amel, qui veut que je vienne parler de "Notre ami Ben Ali" et de la régente de Carthage...Pendant deux heures. C'est trop d'honneur. Je lui donne les deux livres, car paradoxalement on ne les trouve pas à Tunis. Les quelques dizaines d'exemplaires envoyés par la Découverte 'Pourquoi pas plus? Ce sont les mystères de l'édition....
"Tout a été si vite, nous avons été sous l'eau depuis toujours et soudain, tout cet oxygène donne le vertige. Bouazizi a été la première pierre, et le régime s'est écroulé" "Bouazizi", le nom devenu un symbole pour toute la Tunisie du jeune qui, le premier, s'est immolé par le feu à Sidi Bouzid.
Etrangement, la télévision qui a le plus de succès s'appelle "Hannibal"; elle a été créée par le fils d'Arbi Narsa, un proche de Ben Ali. Le fiston avait épousé une nièce trabelsi et il est toujours à la tète de la télé. En vingt quatre heures, il a retourné sa veste et les Tunisiens continuent à plébisciter les émissions people de cette chaine ex benaliste.
Le apéro, en fin d'après midi, avec quelques avocats et magistrats de Tunis, dont Lazhar Akremi, qui officie rue de l'Egypte ou encore Moktar Drifi, responsable de la Ligue des droits de l'homme, la première à avoir été créée dans un pays arabe sous Bourguiba et que Ben Ali avait tenté d'émasculer avec l'aide de feu Serge Adda, le responsable de Canal Horizon à Tunis et un affidé du régime.
-"Ben Ali était une grande tumeur accrochée sur la Tunisie, il existe de nombreuses séquelles post opératoires"
-"Les gens ont encore peur au téléphone".
Certains versent m^me dans une certaine parano sur le fameux appareil sécuritaire. C'est un peu comme en Algérie quand on parle de la maffia politico-finacière, hydre à mille tètes que l'on ne veut pas nommer, par peur ou superstition, plus précisément.. Par exemple, le patron des RG et homme des basses oeuvres sous Ben Ali est toujours en place. On lui prète de mauvais desseins. Le journalsite Slim Bagga, créateur de l'Audace, l'a mis en cause sur Facebook. On salue son courage,mais on pense qu'il n'a pas forcément tort de ne pas revenir pour l'instant à Tunis.
Plus tard dans la soirée, le débat porte sur le projet de société souhaitable en Tunisie. Tous autour de la table sont hostiles aux islamistes. Mais tous reconnaissent qu'il n'y a pas vraiment de figure quqi s'impose entre les islamistes la machine du RCD, l'ancien parti au pouvoir et successseur du Destour de Bourguiba, encore en place. On sent poindre l'inquiétude. Il faut faire vite, trouver un candidat de consensus pour la présidentielle.. Certains disent tout le bien qu'ils pensent du général Ammar, l'homme qui a refusé de tirer sur la foule. Il est très civilisé, proche des gens, il n'a jamais trempé dans les turpitudes du régime. Pourquoi pas lui? On revient sur le mouvement islamiste Nahda, qui vient d'être reconnu....
-"Les Islamistes ont forcé hier trois bordels dont un à Bizerte à fermer leurs portes"
-"La loi sur les mosquéess, explique un autre, qui interdiait la politique dans les mosquées n'était pas si mauvaise. Est ce qu'en france vos curés font des prèches sur le gouvernement?"
-"Les islamsites ont le souffle long, ils ont l'éternité pour eux/ Mais ils travaillentla société en profondeur"
Quelle place laisser au courant islamiste dans la recomposition du paysage politique tunisien? Là, on sent un certain flou. Après tout, Ben Ali en éradiquant par la torture et la prison l'essentiel des islamistes du movement Nahda avait facilité la tache des démocrates. Contrairement à l'Algérie, l'opposition non islamsite n'était pas divisée sur la nature des liens à entretenir avec les barbus puisque de barbus il n'y en avait plus. Du moins, on avait l'illusion qu'en Tunisien le mouvement Nahda n'existait plus. Evidemment puisque la plupart des dirigeants islamsites étaient soit en exil soit en prison
Le débat durera tard dans la nuit, personne ne boude son plaisir, whisky ou bière, c'est selon. La parole est libre, joyeuse, dans le magnifique "Sheraton", un établissement luxueux quasiment vide et d'où l'on domine la ville.
Dieu que c'est beau Tunis la nuit