Cinq jeunes tunisiens terrorisés planqués dans ma chambre d'hôtel
Vendredi peu après 20 heures, en larmes sous les grenades lacrymogènes, je rejoins en courant le hall de mon hôtel situé avenue Habib Bourguiba. Des jeunes filles sont allongées à même le sol, elles peinent à respirer. Plusieurs dizaines de manifestants de tous âges se pressent les uns contre les autres dans le hall étroit, le nez dans leurs mouchoirs.
Par Ian Hamel
Plus de 100 000 manifestants ce "vendredi de la colère", et des slogans de plus en plus hostiles envers Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre par intérim, et son gouvernement provisoire. Mais cette journée de mobilisation extrême s'est déroulée jusqu'à présent sans incident. Les forces de l'ordre jouent intelligemment la discrétion. Je quitte tranquillement la Kasbah vers 18 h 30 pour remonter l'avenue de France et l'avenue Habib Bourguiba. Brusquement, une foule reflue en sens inverse, au milieu des fumées de grenades lacrymogènes. Je suis violemment heurté par un quinquagénaire qui manque de tomber. Malgré sa frayeur, l'homme me murmure un mot d'excuse, avant de reprendre sa fuite.
Par réflexe, je m'engouffre à mon tour dans la rue de Marseille. Puis je reviens vers l'avenue Habib Bourguiba. Du troisième étage de ma chambre d'hôtel, j'aurai un observatoire idéal sur le ministère de l'Intérieur. Mais il me faut un long moment pour progresser au milieu d'une foule désorientée, qui avance, recule, trébuche, piétine. Beaucoup de jeunes, enroulés dans un drapeau tunisien, courent et continuent de crier leur colère. Mais à ce moment-là, aucun ne jette de pierres. Est-ce des rafales d'armes automatiques que l'on entend ? Des balles ont bien été tirées, des manifestants m'en ont montrés.
Au-dessus de nos têtes, un hélicoptère ne cesse de tournoyer. Pendant un long moment, je fais le va et vient entre mon hôtel et les manifestants. Beaucoup d'entre eux continuent à prendre des photographies. L'air devient de plus en plus irrespirable. Nous sommes en permanence inondés par les gazs lacrymogènes. Je décide de suivre les évènements depuis mon balcon. C'est à ce moment-là que les premiers morceaux de bois sont enflammés et que des manifestants descellent des pavés pour les jeter sur les forces de l'ordre.
J'entends alors une cavalcade dans le couloir, cinq jeunes affolés - quatre garçons et une fille – frappent à ma porte et me demandent de les cacher. "Mais vous ne risquez rien dans un hôtel?" dis-je. "Si, la direction a appelé la police". Heureusement, j'ai deux lits dans ma chambre. Et pendant plusieurs heures, cinq gamins vont me faire face, souvent apeurés, notamment la jeune fille, qui tente désespérément d'avoir des nouvelles de son frère, qui participait également à ce " jour de colère".
S'agit-il de casseurs comme certains l'ont écrit, brisant tout sur leur passage? Je ne le pense pas. Très polis, ils n'ont cessé de s'excuser pour le dérangement qu'ils m'occasionnaient. "Si la police politique nous attrape, nous allons être tabassés, et passés des jours, des semaines, des mois en prison", m'assurent-ils. Pour eux, la révolution a été trahie et la dictature revient.
Dehors, l'avenue Habib Bourguiba n'est plus occupée que par des cohortes d'hommes en noir, armés d'imposante matraque, encadrant des véhicules de police. Les derniers barrages continuent de se consumer. Deux des jeunes sortent de leurs poches des balles qu'ils ont ramassées dans la rue. "Il faut dire dans ton journal qu'ils confisquent la révolution", me dit l'un d'entre eux.
On entend alors des pas dans le couloir. Nous arrêtons de parler. Il s'agit en fait d'employés de l'hôtel, supplétifs de la police, armés de bâtons, qui font la chasse aux manifestants dans l'établissement. "Voulez-vous passer la nuit dans ma chambre?". "Non monsieur, on ne veut pas te déranger trop longtemps", ont-ils répondu et ils se sont éclipsés discrètement vers 23 heures. Je n'ai pas l'impression qu'ils se soient fait attraper.
Tôt ce matin, les commerçants de l'avenue Habib Bourguiba balayent les quelques vitrines brisées. Et malgré la pluie, les manifestants se sont massés devant le ministère de l'Intérieur, criant « Dégage », au gouvernement provisoire. « Retour en force de la… force », titre le quotidien Le Temps.